Ce livre a beau être publié quelques jours seulement après l’élection du septième président de la Ve République, il n’est en rien un « quick-book » écrit dans la précipitation. Avec l’ambition de proposer une lecture originale de la campagne de 2012, c’est le fruit d’une enquête longue et approfondie mêlant deux démarches distinctes.
La première constitue un prolongement de mes Voyages en France (1) publiés l’année dernière. J’ai ressenti le désir de reprendre la route, à la rencontre des Français, avec cette fois-ci la campagne présidentielle en ligne de mire pour saisir comment les électeurs de milieux très variés la percevaient. Syndicalistes et chefs d’entreprise, militants associatifs ou jeunes précaires confient librement leurs sentiments face à ce qu’ils considèrent souvent comme un spectacle.
La seconde démarche est celle du journaliste politique que je suis depuis une trentaine d’années, spécialisé qui plus est dans l’analyse de l’opinion et des élections. Elle m’a conduit à rencontrer un grand nombre de « politiques » de tous les niveaux : militants, élus, responsables et candidats. J’ai ici cherché à comprendre comment les acteurs de cette campagne la vivaient. Ma connaissance de ce milieu particulier a fait éclore certaines confidences. Sans me perdre dans les « coulisses » de la jungle politique, j’ai recueilli des témoignages – de François Hollande à Marine Le Pen en passant par Brice Hortefeux, Patrick Devedjian, Laurent Fabius, Martine Aubry, Noël Mamère, Nathalie Arthaud et tant d’autres – qui éclairent cette bataille d’une lumière parfois crue.
Il en résulte un matériau d’enquête nécessairement hétéroclite. L’univers des « vrais gens », selon la curieuse expression répandue dans certains cercles, est disjoint d’un monde politique qui ressemble à un « microcosme » tourné sur lui-même. Ce terme avait été utilisé par Raymond Barre, dans les années soixante-dix, pour fustiger le petit milieu des élites politiques et journalistiques parisiennes coupées des réalités.
Cela demeure à la fois vrai et injuste. Le « milieu politique » est extrêmement divers. Les rats de cabinets ne sont pas les élus locaux. Ceux-ci n’ont d’autre choix que d’être en prise avec les préoccupations de leurs mandants. Les militants sont souvent moins aveuglés par leur foi qu’on ne l’imagine. On le constatera à la lecture de mon enquête. Les acteurs, petits ou grands, de cette bataille politique m’ont parfois frappé par une lucidité dont ne font pas toujours preuve certains commentateurs enfermés dans un univers autoréférentiel.
Aller à la rencontre des militants du Front national dans l’Oise ou encore de ceux du Parti socialiste dans le Nord m’a permis de jauger cette campagne sur le terrain. Le lecteur sera peut-être étonné, en outre, par la sagacité avec laquelle nombre d’électeurs décryptent les jeux politiciens. Les prestations télévisées des différents candidats leur permettent d’apprécier assez justement leurs tempéraments, leurs qualités et leurs défauts. Ils sont de moins en moins dupes des petites phrases ciselées à leur intention et autres coups prémédités. Les hommes politiques seraient bien inspirés d’en être conscients et de cesser de s’en remettre à des « communicants » ou à des « gourous » qui prennent tendanciellement les gens pour des imbéciles.
La forme du récit chronologique s’est imposée comme la seule permettant de relier ces témoignages bigarrés. Le lecteur passera ainsi, sans transition aucune, d’un syndicaliste inquiet à un député UMP qui ne l’est pas moins, mais pour d’autres raisons. Le contraste entre les soucis d’un patron de PME et les tourments d’un militant du Front de gauche le plongera peut-être dans quelque abîme de réflexion. De la Drôme aux Côtes-d’Armor en passant par l’Aube, le Puy-de-Dôme ou la Nièvre, c’est aussi à une variété de voyage politique que le lecteur est convié.
Pour compliquer le tout, j’ai enfin entrelardé les témoignages recueillis d’analyses personnelles sur des événements de campagne, majeurs ou non, qui m’ont paru significatifs. Une campagne est rythmée par de grands rendez-vous – les meetings de Nicolas Sarkozy à Villepinte ou de François Hollande au Bourget –, mais aussi par des prises de position ou faits mineurs qui laissent des traces dans l’opinion – telle la qualification de « capitaine de pédalo » du candidat socialiste par Jean-Luc Mélenchon.
Mon récit analytique est découpé en chapitres bornés, autant que faire se pouvait, par les différentes phases de cette singulière campagne présidentielle. Le cru 2012 de la bataille pour l’Élysée n’a pas été le théâtre de rebondissements spectaculaires. Il ne s’est pas focalisé sur des thèmes d’affrontements majeurs.
Des éléments structurels ont dominé de bout en bout une compétition que le jeu des acteurs n’est pas parvenu à bouleverser. Le premier n’est autre qu’un anti-sarkozysme répandu, jusqu’à la virulence, dans la société française. Le président sortant a fait l’objet d’un rejet à la mesure de l’enthousiasme et des espoirs qu’il avait suscités en 2007. La rancoeur d’un électorat populaire déçu, au point de se sentir trahi, a été ignorée, pour son malheur, par le principal intéressé.
Impopulaire de manière discontinue depuis janvier 2008, le chef de l’État a terminé son quinquennat, en avril 2012, avec seulement 36% de Français « satisfaits » de son action comme président de la République et 64% de « mécontents », selon le baromètre historique de l’Ifop. Aucun président de la Ve République retournant devant les électeurs n’avait essuyé pareille contre-performance. En avril 1981, Valéry Giscard d’Estaing satisfaisait encore 41% des personnes interrogées.
La crise économique et ses ravages sociaux ont également engendré une situation particulièrement propice à l’alternance après dix années d’exercice du pouvoir par la droite. gouvernants européens ont été remerciés dans les urnes ces dernières années. Pour toutes ces raisons, je n’ai jamais douté de l’échec final de Nicolas Sarkozy (2). Le candidat de l’alternance tranquille, François Hollande, s’est très tôt imposé, à mes yeux, comme l’irrésistible vainqueur. Avec habileté, le candidat socialiste a su, à la fois, miser sur l’anti-sarkozysme et rassembler son camp, d’abord les socialistes et ensuite la gauche, au prix d’une série d’ambiguïtés et de prudences calculées.
Peu d’événements auront influencé réellement cette campagne. On songe évidemment aux drames de Toulouse et de Montauban. Les tueries perpétrées par Mohamed Merah, en mars 2012, ont choqué les Français et troublé la compétition électorale. Le président sortant a pu réendosser, un court instant, son costume de chef de l’État tandis que le candidat socialiste fut contraint de suspendre sa campagne.
La droite a cru que l’événement bouleverserait la hiérarchie des préoccupations des Français. Il n’en a rien été. Les problèmes économiques et sociaux, avivés par la crise, sont restés au premier rang dans les esprits. Cet événement dramatique n’en a pas moins contribué, un temps, à redresser les intentions de vote en faveur de Sarkozy. Au final, il a sans doute essentiellement profité à Marine Le Pen, qui a poussé le plus loin son exploitation politique en se demandant « combien de Mohamed Merah » arrivaient en France chaque jour.
On peut néanmoins distinguer plusieurs phases dans cette campagne. Une première étape importante aura été l’exercice inédit de la primaire socialiste. L’arbitrage, par les sympathisants de gauche, de la désignation du candidat du PS a mobilisé une attention imprévue. C’est au sein de la mouvance socialiste que le débat présidentiel a démarré, au grand dam de la droite.
S’est ensuivie une étape un peu morne, celle où le candidat désigné par la primaire est resté en retrait, réservant ses forces pour la vraie bataille. À la fin de l’année 2011, une « drôle de campagne » a autorisé les observateurs à gloser sur les flottements ou le « faux plat » du candidat Hollande. Sa campagne fut spectaculairement lancée par le meeting réussi du Bourget du 22 janvier. Les intentions de vote s’envolent alors à des niveaux stratosphériques. L’enquête en continu de l’Ifop situe le candidat socialiste à 31% au premier tour et à 58% au second à la fin de ce mois.
L’entrée officielle en campagne de Sarkozy, le 15 février, mobilise son camp, galvanisé par le grand meeting du 11 mars à Villepinte. S’ouvre une séquence où l’événement tant attendu par l’Élysée se produit : un croisement des courbes d’intentions de vote de Hollande et Sarkozy. Le candidat de l’UMP prend légèrement la tête chez plusieurs instituts. La droite reprend espoir même si les intentions de vote du second tour ne descendent jamais en dessous de 53% pour le candidat socialiste.
Le choix par Sarkozy d’une orientation résolument droitière, qu’il n’a cessé de poursuivre tout au long d’une campagne marquée par la dénonciation des « corps intermédiaires » et une défense acharnée des valeurs conservatrices, a semblé casser la dynamique qui portait Marine Le Pen en début d’année. La candidate du Front national était alors créditée d’environ 20% des intentions de vote par l’Ifop, à quelques petits points en dessous du candidat non déclaré de l’UMP.
En chassant sur ses terres, Sarkozy a sans doute fait reculer Le Pen, garantissant sa qualification pour le second tour. Un peu piégée, la candidate du FN s’est trouvée contrainte de recentrer sa campagne sur sa thématique traditionnelle autour de l’immigration et de l’insécurité, alors que c’est l’ajout de positions socio-économiques antilibérales qui faisait son succès et son originalité. Inversement, elle a pu tirer profit d’une campagne au cours de laquelle le principal candidat de droite validait, à sa manière, ses propres thèses.
L’extrême droite a également subi le feu du Front de gauche. Il reste qu’en dépit d’une campagne parfois hésitante, le FN a rassemblé un nombre de voix record. J’avais pressenti son influence élargie au cours de mon enquête. Le contexte lui était exceptionnellement porteur avec un leader de la droite discrédité et une crise violemment anxiogène. Marine Le Pen aurait peut-être enregistré un résultat plus impressionnant encore si elle avait pu déployer ses orientations avec une plus grande clarté et une meilleure crédibilité.
La poussée de Jean-Luc Mélenchon est un autre phénomène majeur de cette campagne. Après avoir débuté sa campagne très en dessous de 10% des intentions de vote, il a franchi ce seuil symbolique au fil de manifestations nombreuses et vibrantes. L’élection présidentielle de 2012 marque l’émergence d’une force nouvelle à la gauche du PS qui pèsera sur la suite des événements. À l’inverse, la campagne de la candidate écologiste Eva Joly n’a jamais trouvé le bon tempo.
François Hollande, pour sa part, est resté fidèle à la « cohérence » qu’il s’était fixée. Le candidat socialiste a répété inlassablement son appel à un « changement » aux contours à la fois modérés et relativement flous. Ses soixante engagements ont surtout le mérite d’exister. C’est d’abord sur le rejet de l’adversaire que Hollande a bâti sa campagne. L’efficacité y a gagné ce que la ferveur a perdu.
Au fil de mes rencontres, j’ai été frappé par le lourd scepticisme des Français. À cet égard, la campagne présidentielle de 2012 est d’une tonalité inverse de celle de 2007. Il y a cinq ans, chacun dans leur registre, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy avaient réactivé l’espoir placé dans la parole politique. Les deux principaux candidats avaient su insuffler de l’enthousiasme et de l’énergie dans la bataille. Candidat de la « rupture », Sarkozy promettait de réhabiliter le travail et d’améliorer le pouvoir d’achat, de résoudre l’insécurité et de lutter efficacement contre l’immigration clandestine. Candidate « transgressive » par rapport à son propre camp, Royal faisait miroiter les vertus d’une « démocratie participative » et annonçait l’avènement d’un « ordre juste ».
Cinq ans plus tard, ces belles promesses sonnent faux aux oreilles de la plupart des électeurs. Crise aidant, ils ne croient plus guère que le pouvoir politique, dont on leur répète qu’il est sous l’étroite surveillance des marchés financiers, soit en mesure de résoudre leurs problèmes. Un pesant fatalisme s’installe. À chacun des électeurs rencontrés j’ai posé une question toute simple : « Qu’attendez-vous de l’alternance si elle se produit ? » Chaque fois ou presque, un moment de silence a précédé une réponse hésitante. L’espérance s’est étiolée après tant de déceptions.
Hollande l’a parfaitement saisi. Observateur perspicace, le candidat socialiste a bien analysé le scepticisme auquel il aurait à faire face. Multiplier les promesses est vain dès lors qu’elles se heurtent à l’incrédulité populaire. C’est pourquoi il a préféré soigner son profil de futur président raisonnable et rassurant. Au fond, il ne s’est engagé qu’à répartir de manière « juste » les efforts imposés par la crise.
Avec un étonnant aveuglement, Sarkozy a emprunté une stratégie strictement opposée. Au risque de donner le tournis aux électeurs, il a multiplié les promesses à l’infini, de la remise en cause du libre-échange à l’obtention du permis de conduire. Cet activisme propositionnel ignorait superbement le discrédit dans lequel il était lui-même tombé, aux yeux de l’opinion, après cinq années d’exercice du pouvoir. Le candidat ne pouvait effacer le président.
Réputé orfèvre en campagne, le candidat de l’UMP a surpris en se comportant comme s’il pouvait réactiver les recettes qui avaient fait son succès en 2007. Sous l’emprise de l’ancien journaliste d’extrême droite Patrick Buisson, il a cru pouvoir à nouveau séduire un électorat populaire en lui servant un discours aux accents populistes, farci de tirades sur l’immigration, l’insécurité ou contre le libre-échange. C’était ignorer que les Français avaient pu mesurer la modestie de ses résultats en la matière. Et que ceux qui souffrent le plus accordent désormais la priorité aux questions socio-économiques. C’est surtout un bateleur que les électeurs ont vu s’agiter à la tribune.
Cette campagne présidentielle aura pourtant intéressé les Français. En se situant en dessous de la barre des 20%, le taux d’abstention du premier tour est revenu à son niveau habituel des années quatre-vingt. L’accident civique de 2002 ne s’est pas reproduit comme d’aucuns le redoutaient.
Le succès imprévu de la « primaire citoyenne » organisée par le PS fut un premier signe d’intérêt pour le débat public. Près de 3 millions de sympathisants de gauche ont participé au second tour, ce qui constitue un indéniable succès pour une consultation sans précédent en France.
Au cours de la campagne elle-même, les émissions de télévision ont enregistré d’appréciables taux d’audience, signe d’une attention de l’électorat. L’émission de France 2 Des paroles et des actes a généralement capté aux alentours de 15% de parts d’audience. Le record a été atteint, le 6 mars, avec 5,6 millions de téléspectateurs pour Nicolas Sarkozy. Les autres meilleures audiences ont été mesurées avec François Hollande (5,4 millions) et Marine Le Pen (5 millions).
Les meetings des candidats ont généralement attiré du monde. À cet exercice, c’est le Front de gauche qui a le plus impressionné. Jean-Luc Mélenchon a lancé la mode des rassemblements en plein air. Sa marche sur la Bastille a attiré une foule innombrable, au sens propre du terme. Même en divisant par deux le nombre de 120 000 participants annoncé par les organisateurs, le succès fut considérable. Le PS et l’UMP l’ont ensuite imité, qui à Vincennes qui à la Concorde, avec une affluence nettement plus mesurée.
Le type de politisation révélé par cette campagne demeure toutefois ambigu. Les Français restent un peuple passionné de débats et d’affrontements politiques. Tout se passe pourtant comme s’ils contemplaient de plus en plus une scène de théâtre. Celle-ci continue à les captiver sans qu’ils soient dupes de ses conséquences sur la résolution des problèmes et sur leur propre condition. Le bon niveau de participation de 2012 tient aussi à une politisation négative où le désir d’en finir avec le sarkozysme le disputait au besoin d’exprimer une colère et une protestation sociales. La critique acide et la crainte de l’adversaire ont dominé une campagne rien moins que joyeuse.
[1] Eric Dupin, « Voyages en France - La fatigue de la modernité », Le Seuil, 2011.
[2] J’ai pris le risque de l’écrire, dés le 20 octobre 2011, sur le site Rue89 : « Présidentielle : pourquoi le cas Sarkozy est désespéré ».
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