Dans une élection au suffrage universel direct, le candidat favori des classes privilégiées peut-il l'emporter sur le candidat préféré des classes populaires? Posée en ces termes, l'équation d'un second tour de la présidentielle opposant Marine Le Pen à Emmanuel Macron laisse pour le moins songeur.
Les sondages d'intentions de vote, qui au stade actuel laissent présager un tel scénario, concluent tous à une victoire écrasante du candidat «en marche» au tour décisif. Dans cette hypothèse, la présidente du FN ne recueille que de 37% à 40% des suffrages potentiels.
Ces chiffres n'ont cependant pas grand sens tant le rapport de forces d'un second tour dépend des résultats du premier. Le profil sociologique contrasté des deux candidats qui font aujourd'hui la course en tête suggère même que le match pourrait être beaucoup plus serré.
Des profils sociologiques symétriques
On imagine difficilement des profils sociologiques plus opposés que ceux des électorats de Le Pen et de Macron. Nous les examinerons grâce à un cumul d'enquêtes PrésiTrack OpinionWay/ORPI pour Les Echos et Radio Classique (3873 personnes interrogées du lundi 27 au dimanche 2 avril) permettant d'obtenir des chiffres significatifs.
Parmi les rares points de ressemblance, on note que ces deux candidats arrivent tous les deux nettement en tête parmi les électeurs de moins de 35 ans (28% pour Le Pen, 25% pour Macron). Sur ce critère de l'âge, c'est surtout François Fillon qui se distingue avec un score impressionnant de 43% parmi les électeurs de 65 ans et plus (contre seulement 10% chez les moins de 35 ans).
Le critère des catégories sociales opère un clivage très net entre Le Pen et Macron. La première bénéficie de 43% des intentions de vote des ouvriers contre seulement 13% pour le second. A l'inverse, votent pour Macron 29% des cadres supérieurs, seulement 13% de ces derniers choisissant Le Pen. Bref, la candidate d'extrême droite domine chez les «CSP-» (38%) et celui du nouveau centre l'emporte chez les «CSP+» (28%).
Le critère du diplôme est particulièrement parlant. Macron recueille pas moins de 30% parmi les sondés de niveaux supérieurs à «Bac + 2» tandis que Le Pen rafle 36% des intentions de vote au sein des «sans diplôme-BEPC-CAP-BEP». Le clivage est moins net en ce qui concerne les revenus, critère le plus discriminant pour Fillon qui culmine à 35% dans les ménages disposant d'un revenu mensuel de 3.500 euros et plus.
Macron l'emporte toutefois nettement dans cette catégorie aisée (27% contre 15% à Le Pen) alors qu'il est à la traîne parmi les électeurs dont le foyer dispose de moins de 1.000 euros mensuels (22% contre 35%). Une enquête Ipsos nous apprend d'ailleurs que l'électorat de l'ancien banquier d'affaires est celui qui «arrive à mettre de l'argent de côté» le plus fréquemment (57%) alors que celui de Le Pen y parvient le moins (28%).
Ajoutons encore que la candidate propriétaire d'une partie du domaine de Montretout (Saint-Cloud) arrive en tête chez les locataires (31%) tandis que le candidat centriste au modeste patrimoine domine parmi les propriétaires (25%, ex æquo avec Fillon).
Le lieu de résidence achève de dessiner deux univers bien distincts. Macron arrive en tête en région parisienne (29%) et dans les villes de plus de 100.000 habitants (27%). Quant à Le Pen, elle occupe la première place dans les communes rurales (28%) et les villes de moins de 20.000 habitants (29%). France des métropoles contre France périphérique, la chanson est connue.
Immense paradoxe
La polarité sociologique des votes Le Pen et Macron trouve une large partie de son explication dans la claire opposition de leurs options idéologiques. Les deux candidats se situent à des pôles antagonistes à la fois sur la dimension du libéralisme économique et sur celle du libéralisme culturel. On comprend que le libéral-libertaire Daniel Cohn-Bendit se retrouve aux côtés du candidat marcheur.
C'est donc sans surprise que ces deux candidats se choisissent mutuellement comme adversaires principaux. La dirigeante du FN rêve d'affronter un «mondialiste décomplexé», ancien représentant de la «caste» qu'elle prétend combattre. L'ancien ministre de l'Economie estime en écho que le vrai clivage oppose tenants de «l'ouverture» et de la «fermeture», «patriotes» contre «nationalistes».
Chacun s'accorde à décrire une France quasi-dépressive. Et ce serait ce même pays qui s'apprêterait à couronner le candidat de l'espoir entrepreneurial, de la relance européenne et des opportunités de la mondialisation?
Tout ceci nous amène à un immense paradoxe. Chacun s'accorde à décrire une France quasi-dépressive, embourbée dans une crise interminable, abritant une population oscillant entre l'abattement et la révolte. Et ce serait ce même pays, aux innombrables sujets de mécontentement, qui s'apprêterait à couronner le candidat de l'espoir entrepreneurial, de la relance européenne et des opportunités de la mondialisation?
La France qui avait voté «non» en 2005 au traité constitutionnel européen, contre l'avis quasi-unanime des élites, se donnerait en 2017 au champion du «cercle de la raison»? C'est ainsi que l'inévitable conseiller de l'establishment, Alain Minc, avait qualifié les personnes «raisonnables» qui suivaient Edouard Balladur pendant la campagne présidentielle de 1995.
Balladur ne fut pas élu et Minc jeta, en 2007 et 2012, son dévolu sur Nicolas Sarkozy, faux populiste s'il en est, après avoir soutenu François Bayrou en 2002. Avec une certaine cohérence, l'essayiste de la «mondialisation heureuse» se prononce aujourd'hui en faveur de Macron après avoir défendu Alain Juppé lors de la primaire de la droite.
Le soutien de la cohorte des gens raisonnables n'est toutefois pas gage de succès dans un pays exaspéré comme le nôtre. Il est d'ailleurs probable que le profil sociologique macronien deviendra plus étroit encore au fur et à mesure que les électeurs attentistes, qui se réfugient traditionnellement dans les intentions de vote de type centristes, l'abandonneront. C'est dire si un hypothétique duel Le Pen-Macron risquerait d'être serré.
Article publié sur Slate.fr
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