L'ordre d'arrivée des candidats à l'élection présidentielle correspond parfaitement à celui qui était indiqué par les derniers sondages. Cette absence de surprise ne doit pas conduire à sous-estimer l'ampleur du bouleversement du paysage électoral auquel nous assistons.
La pole position (24,01% des suffrages exprimés) arrachée par un homme politique inconnu du grand public il y a seulement trois ans, bénéficiaire de puissants appuis médiatiques et financiers mais dépourvu de soutiens partidaires, prouve que les règles du jeu démocratique ont radicalement changé en France.
Nouvelles règles du jeu
Le temps n'est plus où des politiciens chevronnés gagnaient à l'usure la présidence de la République: à la troisième candidature pour François Mitterrand comme pour Jacques Chirac. Le trophée élyséen n'est plus désormais réservé aux chefs de partis que furent les quatre derniers chefs de l'État.
Consécration du clivage vertical
Le face à face Macron-Le Pen substitue au clivage gauche-droite, qui a longtemps structuré la bipolarisation de notre vie politique, un nouveau clivage sociologique et politique.
Il convient sans doute ici de faire référence au «clivage vertical», repéré par le politologue Jean-Luc Parodi dés 1990, opposant «ceux d’en haut, ceux qui nous gouvernent, le vieux “ils” du pouvoir lointain» et «ceux d’en bas, les petits, qui souvent disent “nous” pour faire nombre».
Ce nouveau clivage s'était spectaculairement manifesté lors du référendum sur le traité de Maastricht de 1992 où s'opposèrent «deux France», celle des classes populaires et de la méfiance à l'égard de l'Europe optant pour le «non». Le référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 avait confirmé cette césure entre une France plus aisée en confiante dans l'avenir et une autre plus populaire et inquiète.
Ce n'est pas un hasard si Macron et Le Pen s'opposent le plus nettement sur la question européenne. Le rapport au monde est très discriminant pour leurs électorats: 76% des lepénistes estiment que «la France doit se protéger du monde d'aujourd'hui» contre seulement 19% des macronistes, selon un sondage réalisé le jour du vote par OpinionWay.
La même enquête confirme le contraste entre les profils sociologiques de ces deux électorats. Dans les «catégories socioprofessionnelles supérieures», le vote Macron écrase le vote Le Pen (28% contre 16%) à l'inverse de ce que l'on constate dans les «catégories populaires» (respectivement, 15% et 34%).
Le second tour, qui pourrait donner lieu à de vifs débats entre deux candidats à la vision du monde aussi opposées, pourrait encore durcir ces contrastes. Macron a beau avoir eu l'habileté de se présenter en candidat des «patriotes», libéré du système politique en place, il a reçu, dés dimanche soir, le soutien clair et net des candidats de LR et du PS.
Il est significatif que l'autre candidat de poids anti-libéral et hostile à l'actuelle construction européenne, Jean-Luc Mélenchon, se soit refusé à soutenir Macron sans plus tarder. Pour autant, la candidate frontiste se trouve en ballottage extrêmement défavorable après un premier tour où son adversaire «en marche» a gagné son pari d'arriver en tête.
Jamais certes le FN n'avait recueilli autant de voix que ce 23 avril: près de 7,7 millions de suffrages, soit environ 1,2 de plus qu'en 2012. Il n'en reste pas moins que son score de 21,3% des voix est en retrait par rapport au résultat du parti d'extrême-droite à la fois aux européennes de 2014 (24,9%) et aux régionales de 2015 (27,7%).
Marine Le Pen n'est pas parvenue à prendre une nouvelle stature présidentielle au cours d'une campagne qui a vu ses intentions de vote décliner de plusieurs points. Une défaite cuisante le 7 mai secouerait sans doute un Front national plus hétérogène qu'on ne le croit.
La gauche éclatée
La gauche, dont est tout de même issu Macron, est incontestablement le camp le plus bousculé par ce premier tour de présidentielle. Comme on pouvait l'anticiper dés le vote des primaires, la candidature de Benoît Hamon n'a pas pu échapper aux lourdes contradictions politiques qui étaient les siennes.
Ses maigres 6,36% des suffrages exprimés rappellent les 5% obtenus par le candidat socialiste Gaston Defferre en 1969. On rétorquera peut-être que cela n'a pas empêché, deux ans plus tard, le Parti socialiste de renaître lors du fameux congrès d'Epinay, de se rénover, et de finir par conquérir le pouvoir en 1981.
L'histoire se répétera pourtant d'autant moins que les socialistes en sont plus à l'heure de la décomposition que de la recomposition. L'échec de Manuel Valls aux primaires, puis son soutien à Macron, ont provoqué de profondes blessures. Partisans de Hamon et de l'ancien premier ministre ne se voient plus guère cohabiter au sein d'un même parti.
La stratégie à adopter face à un président Macron pour les législatives de juin avivera encore les divisions entre socialistes. La frange modérée sera tentée de rejoindre la nouvelle majorité présidentielle, l'aile gauche campant dans l'opposition, et le marais tentant comme il le pourra de sauver les meubles.
Le très bon score enregistré dimanche par Jean-Luc Mélenchon (19,58%) ne facilitera pas forcément les recompositions à gauche. La déception manifeste du candidat de la «France insoumise» est à la mesure de l'espoir qu'il pouvait caresser de forcer le destin dans un contexte exceptionnellement favorable à la gauche radicale.
Son échec risque de révéler la fragilité de la dynamique très personnelle qui l'a porté dans cette campagne. Aussi la gauche a-t-elle toutes les chances d'être de plus en plus écartée entre une aile libérale proche de Macron, un centre socialiste, et une gauche radicale fortement influente.
La droite neutralisée
Le sentiment d'être bêtement passé à côté d'une victoire promise a de quoi plonger dans l'aigreur une bonne partie de l'électorat de droite. L'insuccès de François Fillon (20,01% des suffrages exprimés) crée aussi les conditions de divisions redoublées dans ce camp.
Ce sont les désaccord internes à la droite qui avait empêché le remplacement d'un Fillon empêtré dans les «affaires» par un candidat alternatif. À ces oppositions de personnes s'ajoutent désormais l'expression de sensibilités contradictoires au sein des Républicains. Le mot d'ordre de soutien à Macron, affiché par son candidat dés dimanche soir, est loin d'être partagé par tous les responsables de ce mouvement.
Les dirigeants sonnés du parti de droite tentent de redonner espoir à leurs électeurs en leur faisant miroiter une victoire aux élections législatives. Il n'existe pourtant aucun précédent d'élection d'une Assemblée nationale de cohabitation dans la foulée du sacre d'un nouveau président.
Le séisme provoqué par la brutale irruption de Macron sur l'échiquier politique, ainsi que sa probable arrivée prochaine à l'Élysée, crée les conditions propices à l'élection d'une majorité de députés le soutenant. Le nouveau président est résolu à jouer la carte d'un renouveau attendu par beaucoup d'électeurs. Et il devrait avoir l'habileté de se ménager de nouveaux soutiens ici et là. Le succès engendre le succès.
Article publié sur Slate.fr
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