Extraits du chapitre "La gauche embarrassée" de mon livre La France identitaire. Enquête sur la réaction qui vient, en librairie le 2 février (La Découverte, 216 pages, 17 euros) publiés sur Slate.fr.
Non seulement la gauche est mal à l’aise avec la question identitaire, mais celle-ci la divise gravement. Une partie d’entre elle nie sa pertinence même alors qu’une autre la porte au pinacle. Les réponses apportées au défi identitaire sont des plus contrastées. Une gauche «multiculturaliste», avocate zélée des différences et des minorités, s’oppose frontalement à une gauche «républicaine», qui campe dans la défense des grands principes universalistes. La question identitaire fragmente au moins autant la gauche que la question économique.
[...] Ulcéré par la conversion d’une partie de la gauche au multiculturalisme, le camp républicain s’est dernièrement regroupé au sein d’un «Printemps» du même nom. Le politologue Laurent Bouvet en est la cheville ouvrière. Son cheminement éclaire les raisons de ce courant intellectuel et politique.
Bouvet s’est intéressé à l’identité en étudiant les thèses de l’économiste américain John Rawls dans le cadre de la préparation de son DEA consacré à «la nouvelle question identitaire américaine». Il a découvert qu’en passant de l’égalité à l’équité, Rawls offrait aussi une justification théorique aux reconnaissances des minorités ainsi qu’aux discriminations positives en leur faveur. «Le tournant identitaire est devenu une question politique par la gauche à partir des États-Unis, dans les années 1960, où l’on est passé de la question sociale à la question des identités.» De grands intellectuels français, comme Pierre Bourdieu, Jacques Derrida ou Michel Foucault, très lus dans les universités américaines, auraient joué un rôle non négligeable dans la redéfinition identitaire de la gauche américaine avant que ces nouvelles conceptions ne traversent l’Atlantique. «Avec Act-Up, la marche des Beurs ou encore le discours de Jack Lang, la transformation identitaire de la gauche française s’affirme dans les années 1980.» La mutation du PCF en serait le signe le plus clair. «Le communisme devient orphelin et va bouger vers une position culturaliste. L’opprimé devient l’immigré.» Pour Bouvet, «le surmoi colonial de la gauche française» a accentué cette conversion «multiculturaliste» de la gauche qui n’est pas propre à notre pays.
Le fameux rapport de la Fondation Terra Nova conjurant le PS d’abandonner ce qui reste de la classe ouvrière pour devenir le parti d’une alliance entre classes moyennes et minorités, publié en 2011, sera à l’origine de son engagement «républicain». C’est d’abord le regroupement de la «Gauche populaire», dans les années 2011-2012, qui préconisait de renouer avec les classes populaires en faisant droit à leurs préoccupations, y compris celles relatives à l’immigration et à l’insécurité. Les attentats terroristes de 2015 vont ensuite convaincre Bouvet de la nécessité d’une nouvelle initiative en complicité avec Gilles Clavreul, délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Personne ne semblait mener le combat qui lui importait: «Le vieux camp laïque est totalement marginalisé, ou même passé du côté culturaliste comme La Ligue des droits de l’Homme ou la Ligue de l’enseignement.»
Le Printemps républicain fête sa naissance, le 20 mars 2016, à la Bellevilloise à Paris. Les initiateurs sont surpris par le succès de leur initiative. Quelque cinq cents personnes ont répondu à leur invitation, dont de nombreuses personnalités comme Fleur Pellerin ou Gilles Kepel. Le «manifeste» d’appel renvoie dos à dos l’«extrême droite» et l’«islamisme politique», accusés de «jouer avec les peurs et les tensions qui traversent la société française». Il s’élève «contre toutes les dérives, assignations ou discriminations identitaires». Et défend vigoureusement la laïcité tout comme l’universalisme.
La tonalité de cette première réunion marque bien l’intérêt et les difficultés d’une telle entreprise. Les promoteurs du Printemps républicain, Bouvet en convient, cheminent sur une «ligne de crête» entre affirmation républicaine et défiance à l’égard des religions, au premier rang desquelles se trouve bien évidemment l’islam. Lorsque l’initiateur de ce mouvement promet de ne pas «dériver du côté où certains voudraient bien nous tirer, dans un laïcisme intransigeant qui nous coupe des réalités, dans un extrémisme laïque», une partie de la salle manifeste son désaccord.
«Nous devons nous convaincre que l’identité n’existe pas»
[...] Face à une gauche républicaine qui sonne le tocsin d’une laïcité menacée, d’une coexistence entre les communautés problématique, toute une partie de la gauche réplique vertement qu’il ne saurait être question de s’engager un seul instant sur un terrain aussi miné. Cette attitude est parfaitement exprimée par l’intellectuel communiste Roger Martelli dans son livre significativement intitulé L’Identité, c’est la guerre. «Nous oublions la solidarité et nous nous laissons submerger par le ressentiment», déplore l’auteur. «L’identité tourne le dos à la liberté et ignore l’égalité», tranche-t-il.
Martelli explique de manière convaincante comment les défaites idéologiques et politiques de la gauche ont pavé le chemin de la résurgence identitaire: «C’est en fait parce qu’elle a abandonné son pivot symbolique, celui de l’égalité, que la gauche –sa partie dominante en tout cas– a laissé la droite imposer son thème de l’identité.» On le suivra encore quand il analyse les réponses qui ont été apportées à l’impuissance du projet égalitaire: «Quand on ne peut plus produire de l’égalité, en tout cas quand on ne croit plus que sa production soit possible, il ne reste plus que deux solutions: soit on gère la diversité, au risque d’entériner et de légitimer des inégalités de fait entre les communautés; soit on crée de l’unité fictive –la nation, la race–, au risque de laisser le champ libre aux mécanismes sociaux et symboliques qui produisent l’aliénation.» On aura reconnu les orientations qui prévalent aujourd’hui respectivement à gauche et à droite.
Martelli est cependant moins convaincant lorsqu’il se refuse à traiter la question identitaire en tant que telle et soutient qu’une simple reprise du combat égalitaire de la gauche suffirait à résoudre le problème. «Ne mettons même pas le petit doigt dans l’engrenage», conclut-il. «Nous finirions par y être broyés.» Pour lui, nombreux sont ceux qui se sont ainsi fourvoyés à gauche: «Chacun à sa manière, Bouvet, Guilluy et Michéa ont mis le doigt dans l’engrenage identitaire.» Soucieux de ne pas donner prise à ce concept maléfique, il va jusqu’à écrire: «D’une façon ou d’une autre, nous devons nous convaincre que l’identité n’existe pas.» Il n’est pas certain que cet appel à l’autopersuasion soit très efficace pour tous ceux qui sont, même pour de mauvaises raisons et dans des secteurs très divers de la société, obsédés par la question identitaire. «La fixation sur l’identité ne s’apprivoise pas: elle se déconstruit», écrit encore Martelli.
Ce refus d’entrer dans la confrontation identitaire, au motif que la gauche en sortirait inévitablement perdante, risque pourtant de se traduire en une stratégie d’évitement politiquement désastreuse. L’appel au retour de l’égalité restera incantatoire si ce projet ne part pas des différences réelles qui se sont creusées dans la société. Martelli est un analyste trop aguerri pour l’ignorer. Il admet lui même que l’immigration récente a changé la donne: «Les vagues nouvelles se trouvent confrontées à la trilogie inverse du repli industriel, de l’effacement de l’État protecteur et des dysfonctionnements urbains.» Dans ces conditions, poursuit-il, «la pratique ancienne des regroupements par communautés [...] devient un mode de socialisation permanent, un refuge face aux aléas de la conjoncture». Et encore: «Placées sur la défensive, les populations discriminées se vivent souvent elles-mêmes comme des communautés, appuyées sur un référent religieux qui est plus largement partagé et donc plus sécurisant que la mosaïque des langues originelles.»
Définition très abstraite de l'identité nationale
[...] La polémique sur le port du «burkini» de l’été 2016 a encore polarisé les réactions des deux camps de la gauche. Les partisans de l’interdiction, au premier rang desquels Manuel Valls, se sont opposés aux défenseurs des musulmans et de la liberté de chacun de se vêtir comme il l’entend, sur les plages comme ailleurs. Le politologue Philippe Marlière, qui enseigne à l’University College de Londres, exprime le mieux ce point de vue «multiculturaliste»: «La gauche française porte en héritage un profond anticléricalisme, voire un sentiment antireligieux, hérité de la période de la querelle entre la jeune république laïque et une Église catholique socialement influente», commence-t-il par constater. Marlière relève ensuite que la gauche n’arrive pas à accepter que les nouvelles vagues immigrées n’empruntent pas le même parcours que leurs devancières: «La gauche dans son ensemble n’en finit pas de regretter que les deuxième et troisième générations originaires du Maghreb, qui sont prolétarisées dans l’ensemble, ne se soient pas laïcisées comme les Polonais ou les Italiens.» Il ne faudrait pas, selon lui, le déplorer puisque «ces immigrés européens se sont intégrés au prix d’une adaptation aux normes dominantes de la communauté nationale, ce qui a nécessité l’abandon de leur propre identité d’origine (langue et culture)». La gauche française devrait ainsi accepter sans réserve le maintien des cultures d’origine, et ne surtout pas reprocher «aux jeunes musulmanes de sortir voilées».
Philippe Marlière qualifie la position républicaine de «communautarisme national» ou encore de «communautarisme majoritaire». «Le républicanisme communautariste intègre mal ses populations étrangères, non parce qu’il prêche un “vivre ensemble” abstrait, mais parce qu’il est exclusif et inégalitaire dans la pratique», tranche Marlière. Il invite ainsi la gauche française à rompre avec un «raisonnement holiste» qu’il juge «liberticide et inadapté à des sociétés culturellement plurielles», bref à «cesser de cultiver un entre-soi idéologique qui l’isole» dans le monde.
[...] Entre Laurent Bouvet et Philippe Marlière, exprimant intellectuellement la logique de deux attitudes qui se traduisent en vives oppositions dans le champ politique, la distance, on le voit, est grande. Sur ce sujet comme sur tant d’autres, François Hollande, pour sa part, avait tenté une synthèse comme souvent plus ou moins boiteuse. Le chef de l’État reconnaît d’abord l’existence d’une crise identitaire en France: «Oui, et depuis longtemps. Oui, et elle est grave. Oui, et elle pèse lourdement, car l’environnement est menaçant.»
Invité à se situer par rapport à cette question, Hollande écarte «l’identité négative» qui «fédère toutes les extrêmes droites européennes et même au-delà» en étant basée sur «le rejet d’une religion». Il défend, au contraire, une identité «positive» visant à «montrer que la France, c’est une idée. Une idée qui a permis de rassembler des citoyens venant d’origines multiples, de parcours différents, de métissages et qui ont formé une nation unie par des valeurs et un projet collectifs».
L’identité française comme «idée» et «projet» de la gauche s’oppose ainsi à l’«identité charnelle» qui a les faveurs de la droite et d’abord de son extrême. Il n’est cependant pas assuré que cette définition très abstraite de l’identité nationale parle aux Français. «Je ne sais pas ce qu’est l’identité française, je connais l’identité de la République», avait cru bon de déclarer Jean-Christophe Cambadélis. Là encore, le refus d’une certaine gauche de voir au-delà du cadre juridique et des grands principes risque de rendre son discours inaudible face aux surenchères identitaires.
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