Nous vivons une époque très étrange: un parti diabolique parvient à recueillir, sans alliance ni ralliement, près de la moitié des suffrages dans cette «petite France», selon l’expression de son nouveau député, que serait la quatrième circonscription du Doubs. Le camp du Mal a failli l’emporter sur celui du Bien.
Penser que le FN est le diable –et lutter de toutes ses forces contre les sournoises tentatives de «dédiabolisation»– revient à croire en un Dieu en politique. L’incarnation de celui-ci serait pour le moins délicate et sujette à contestation. En dépit de son sens de l’humour, François Hollande ne prétendra certainement pas à ce divin statut, ironiquement prêté naguère à François Mitterrand... par un humoriste passé, depuis, du côté du Front national.
Pierre Moscovici, élu sortant de cette circonscription, ne saurait non plus faire office de petit Dieu du Doubs. L’ancien ministre de l’Economie devenu Commissaire européen –trajectoire qui le rapproche assurément du ciel du pouvoir réel– nous confiait que dans sa populaire circonscription, «40% à 50% de (ses) électeurs ont sans doute voté FN un moment ou un autre». Un député du Bien élu par d’anciens ou futurs électeurs du Mal?
Le distinguo parti-électeurs
Le scrutin législatif partiel de dimanche dernier devrait enterrer définitivement ces vaines tentatives d’écarter symboliquement le FN du champ démocratique. Cette posture morale, qui emprunte diverses figures rhétoriques, a amplement prouvé son inefficacité depuis maintenant une trentaine d’années!
Sa variante la plus fruste consiste à séparer soigneusement le FN, parti qu’il faudrait combattre sans merci au nom de valeurs sacrées, de ses électeurs, dont il conviendrait de comprendre les souffrances, les frustrations et autres «peurs». Cela revient, au final, à prendre ceux qui votent frontiste pour des imbéciles, mus par des rancœurs irrationnelles. Il suffirait que nos sages partis de gouvernement dessillent leurs yeux avec l’art pédagogique qu’on leur connaît.
A tout prendre, l’attitude de Bernard Tapie est plus logique, même si elle arrive au même résultat. On se souvient que l’affairiste promu un temps ministre, indubitablement l’incarnation la plus haute des valeurs morales françaises, s’était permis d’injurier collectivement l’électorat lepéniste. «Si l'on juge que Le Pen est un salaud, alors ceux qui votent pour lui sont aussi des salauds», avait-il lâché en 1992.
Tapie reste fidèle à son analyse, puisqu’il a déclaré en octobre 2014 que les électeurs du nouveau FN sont «stupides» dès lors qu’ils osent «penser à un moment donné qu'on peut sortir de l'Europe, revenir au franc». Il serait néanmoins aventureux de bâtir une stratégie politique sur le postulat qu’un bon tiers des Français auraient d’ores et déjà sombré dans la démence électorale.
Introuvables valeurs républicaines
Les partisans du maintien, vaille que vaille, d’un «cordon sanitaire» séparant le FN du reste de la classe politique brandissent aussi l’argument plus sophistiqué de son rapport contesté à la «République».
Mais, ici aussi, les choses sont loin d’être simples et convaincantes. Le président de la République a encore reçu en janvier à l’Elysée Marine Le Pen, qui trouve d’ailleurs Hollande «plus courtois» que son prédécesseur. Dans sa conférence de presse, le chef de l’Etat a développé une argumentation un peu alambiquée: le FN serait «dans la République» mais n’adhérerait pas «pleinement» aux «valeurs de la République».
Non seulement le distinguo est subtil, mais la définition des fameuses «valeurs républicaines» que ne respecterait pas le FN pour le moins problématique. La démonstration à laquelle s’est efforcée Pascal Riché est plutôt laborieuse: son raisonnement doit, en tous cas, beaucoup à ses propres options politiques.
La démonstration de l’universitaire Frédéric Rouvillois est autrement plus convaincante. Constitutionnaliste mais aussi spécialiste de l’histoire des idées, il prouve aisément l’extrême difficulté à définir la République et les valeurs qui la caractériseraient. Même l’opposition, traditionnellement admise, entre ce concept et celui de monarchie ne résiste pas à l’examen.
Le «droit du sol» régulièrement brandi par ceux qui entendent confondre l’anti-républicanisme du FN, ne fait pas non plus partie, l’histoire le prouve, de l’ADN républicain de la France. Au final, relève-t-il, «l’adjectif républicain n’est donc pas grand-chose d’autre qu’un label» où chacun peut glisser ses propres opinions.
Le journaliste Christophe Barbier, qui a d’ordinaire réponse à tout, estimait récemment que, «de nos jours, font partie intégrante des valeurs républicaines le refus de la peine de mort, le droit du sol comme mode d’acquisition de la nationalité et l’adhésion à une évolution fédérale de l’Europe». C’est là une définition qui a le double défaut d’être essentiellement conjoncturelle et éminemment idéologique.
Le FN peut-il, à sa manière propre, revendiquer à son tour l’étiquette «républicaine» comme le font ses principaux dirigeants? Un peu embarrassé, le politologue Thomas Guénolé distingue un FN «lepéniste» (comprendre celui de Jean-Marie Le Pen) qui serait «contraire au républicanisme» et un FN «philippiste» (influencé par Florian Philippot) qui n’y serait pas contraire.
Si l’on comprend bien, le parti «mariniste» serait devenu majoritairement républicain. Mais les choses demeurent complexes. Guénolé estime que Sophie Montel, la candidate frontiste du Doubs, appartient au «FN lepéniste» en raison de sa déclaration de 1996 sur «l’évidente inégalité des races». Mais une enquête de presse nous apprend que la même personne, aujourd’hui, «assume sa proximité avec la ligne nationale-étatiste promue par Florian Philippot»...
Une lutte politique et culturelle
Il est temps de se résoudre à l’idée que le combat politique contre le FN ne peut s’abriter derrière des digues symboliques aussi fragiles qu’artificielles. Le célèbre discours de Grenoble du candidat Sarkozy, où il ciblait explicitement les Roms, est plus scandaleux, au regard des «valeurs républicaines» communément admises, que bien des propos de Marine Le Pen.
La manière dont Alain Juppé a argumenté son choix d’appeler à voter PS dans le Doubs est révélatrice d’une manière d’agir potentiellement plus efficace. L’ancien Premier ministre évoque certes les «valeurs morales» mais axe son propos sur la nécessité de combattre l’idéologie et les propositions économiques du FN. Il n’est pas étonnant qu’une des incarnations de la droite républicaine d’inspiration libérale et européiste veuille croiser le fer avec le lepénisme.
A la gauche, également, de trouver les mots pour lutter contre les thèses du FN. L’affaire n’est point gagnée d’avance. Comment l’électeur peut-il comprendre que Manuel Valls puisse déclarer que s’est imposé, dans notre pays, «un apartheid territorial, social, ethnique» et que Jean-Christophe Cambadélis juge, quelques jours plus tard, que «le projet politique du FN, c'est l'apartheid»?
Au-delà de ces maladresses d’expression, la question reste entière de savoir comment la gauche –ou les gauches– sauront contredire efficacement le FN et lui opposer d’autres représentations de la société sans nier la réalité des problèmes de la période. Mais ceci est infiniment plus difficile que de se contenter de brandir mécaniquement de grands principes d’exclusion des exclueurs.
Article publié sur Slate.fr
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