Ils sont vraiment partout. Ils se multiplient à l'infini. Les médias les traquent avec une hypocrite gourmandise. Les politiques les condamnent avec une indignation surjouée. Ce sont les «dérapages». Des paroles assurément «nauséabondes» qui trahissent subitement les mauvaises pensées de leurs auteurs.
Racisme, sexisme, homophobie: des propos plus ou moins prohibés, et en toute hypothèse résolument réprouvés par la morale publique, se glissent subrepticement dans nos débats policés et provoquent alors les sonores condamnations qu'ils méritent. Un exemple fameux nous ramène déjà plus de vingt ans en arrière: on se souvient de Jacques Chirac, aux convictions antiracistes et antifascistes pourtant bien établies, qui avait ciblé «le bruit et l'odeur» des immigrés en 1991.
Propos incontrôlés
Fort bien. Peut-on néanmoins s'interroger sur cet étrange vocable de «dérapage» et sur les usages qu'il convoque? Le dictionnaire Le Robert définit le dérapage, au sens figuré, comme un «changement imprévu et incontrôlé», les fameux «dérapages verbaux» étant entendus comme des «propos incontrôlés». Le Larousse évoque plus généralement une «action de déraper, de s'écarter de ce qui est normal, attendu, contrôlable».
La notion de contrôle de soi semble ici centrale. Comme s'il importait de maintenir une norme sociale langagière en société —et surtout en public— indépendamment de ses convictions profondes. Chacun a en mémoire un vieil oncle ou un parent plus jeune s'étant rendu coupable de plaisanteries ou de même de vociférations racistes/sexistes/homophobles en fin de repas.
Le pauvre homme avait lamentablement «dérapé». Avait-il ainsi révélé, dans toute son horreur, le tréfond de son âme noire? Ou bien avait-il seulement, et fâcheusement, trahi la part d'ombre de tout être humain pris dans les filets des préjugés et des méfiances à l'égard de l'altérité?
Fond sulfureux ou maladresse?
L'expression publique de ce genre d'opinions est assurément d'une nature différente. Mais condamne-t-on dans le «dérapage» un fond de convictions sulfureux ou bien, plutôt, la maladresse d'une expression trop rapide ou insuffisamment claire?
Le racisme le plus dangereux est celui qui est, ou a été, théorisé par des intellectuels. Ceux-là dérapent rarement tant ils sont censés maîtriser leur verbe.
Le risque d'un usage immodéré du vocable «dérapage» est de mettre sur un même plan des propos condamnables et d'autres simplement contestables. Libération n'échappe pas à ce travers en dénonçant «sept ans de dérapages politiques» qui vont d'un élu UMP regrettant que Hitler n'ait «peut-être pas tué assez» de Roms au jugement de Manuel Valls sur leur vocation à revenir dans leur pays d'origine.
Effets pervers d'un excès
On peut encore s'interroger sur la propension des médias à donner le plus large écho aux propos scandaleux du moindre responsable politique local. Il ne fait guère de doute qu'une tête de liste du FN pour les élections municipales n'est en aucune manière excusable de comparer Christiane Taubira à un singe sous couvert d'humour.
La traque obsessionnelle des dérapages en tous genres risque pourtant d'avoir des effets pervers. Elle génère son propre dérapage lorsqu'elle suggère un retour de «la France raciste», comme a cru bon le dire Harry Roselmack, le présentateur de télévision que Nicolas Sarkozy s'était vanté d'avoir fait venir à TF1 pour représenter la diversité ethnique à la télévision. Jamel Debbouze lui a sèchement répondu que «la France n'est pas raciste», en tous cas moins qu'il y a trente ans.
Colporter complaisamment l'idée que notre pays serait raciste a l'immense inconvénient, au-delà du caractère infondé de ce jugement simpliste, de déculpabiliser tous ceux qui manifestent effectivement des tendances racistes. L'imitation et le mimétisme étant au coeur des dynamiques sociales, l'écho excessif donné au moindre «dérapage» participe involontairement au développement du phénomène qu'il prétend dénoncer.
Dérapages contrôlés
Si l'on songe maintenant à des dérapages en quelque sorte contrôlés, c'est-à-dire guidés par une vérité mentale mêlée de calcul, on se heurte à une autre question. Le «dérapage» est alors inséparable d'une sorte de route idéologique, ce qui suppose que celle-ci soit définie d'une manière ou d'une autre. On retrouve ici les fameuses notions de «politiquement correct», voire de «pensée unique».
D'aucuns rétorqueront que les dérapages en cause concernent des opinions qui deviennent très vite des délits. C'est peu contestable. Est-on néanmoins certain que les traqueurs de dérapages ne font pas parfois preuve d'un excès de zèle rappelant, en certes infiniment moins violent, les inquisiteurs d'autrefois?
Car le «dérapant» de service joue un rôle crucial dans la comédie contemporaine. Il est l'exutoire idéal d'une société malade d'anxiété alterophobe qui s'exonère ainsi à bon compte de ses réflexes les moins avouables.
Il existe encore des dérapages savamment contrôlés. Ceux-ci permettent à leurs auteurs d'attirer l'attention d'un public stupéfait. Les médias disent, avec une admiration à peine dissimulée, que la malheureuse petite phrase incriminée a permis, à toutes fins utiles, d'«ouvrir le débat».
Marine Le Pen, comme Jean-Luc Mélenchon mais aussi François Fillon ou Jean-François Copé, ont usé de ce procédé. Le dérapage devient alors une provocation calculée destinée à forcer l'attention d'un auditoire rendu bien peu attentif par l'omniprésent bruit médiatique. Il n'est pas absolument certain que la qualité du débat public en sorte gagnante.
Article publié sur Slate.fr
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