Nous sommes en 2007. Angela Merkel a remplacé Gerhard Schröder à la tête de l’Allemagne. Cette conservatrice qui s’est éloignée des traditions de la CDU ne croît pas plus au « moteur franco-allemand » que Nicolas Sarkozy. Libéral déclaré, celui-ci a fini par enterrer Jacques Chirac et son vieux « modèle social ». Et Gordon Brown, nettement moins sensible aux questions européennes que Tony Blair, lui a succédé en Grande-Bretagne. Le rêve d’une Europe qui aurait la prétention d’affirmer une vision du monde et de la société différente de celle des Etats-Unis a cessé de tourmenter les esprits. Le Vieux Continent ne sera qu’un vaste espace de paix et de prospérité régulée sous ombrelle américaine.
Ce scénario de politique-fiction ne fait pas peur à tout le monde. Nombreux sont ceux qui jugent l’échelle de l’Europe désormais dépassée à l’aune de grands problèmes comme ceux de l’environnement ou du terrorisme. Son destin serait alors de se diluer dans la mondialisation tout en respectant certains particularismes ou folklores nationaux. N’est-ce pas implicitement le chemin que nous suggèrent dés aujourd’hui les Britanniques ?
Mais ce triste destin de l’aventure européenne aurait de quoi peiner ses pères fondateurs. Et l’on aurait grand tort d’en faire porter l’essentiel de la responsabilité aux déboires du traité constitutionnel européen. En trébuchant à l’épreuve symbolique de l’adoption d’une « constitution », la construction européenne est apparue comme un processus historiquement épuisé. La méthode suivie depuis les années cinquante, celle des petits pas enchaînés par des solidarités économiques de plus en plus contraignantes, est désormais caduque. Avec une subtile ambiguïté, le nouveau traité de Rome se situait plutôt dans la continuité que dans la rupture.
Or point n’est besoin d’adhérer aux dangereuses théories du philosophe Carl Schmitt, réduisant la politique à la définition de l’adversaire, pour observer que l’Europe manque aujourd’hui d’ennemis pour intensifier son unification. Le communisme s’est effondré. L’islamisme est un danger mondial, mais l’islam se situe aux portes et au sein même du Vieux continent. L’unilatéralisme américain est un problème planétaire, mais l’Europe partage avec les Etats-Unis de vitales valeurs communes.
L’équivoque sur ses frontières, tant géographiques que conceptuelles, donne au concept d’Europe puissance une indéniable fragilité. La symétrie avec les Etats-Unis est en trompe-l’œil. Parfaitement consciente que la promotion de ses intérêts vitaux passe par un rôle impérial qu’elle assume sans complexe, l’Amérique ne saurait être véritablement équilibrée par l’alliance des Européens. Leurs valeurs, héritées des traumatismes de la guerre et de la colonisation, s’opposent également à ce qu’ils jouent à la seconde Amérique. L’élargissement de l’Union à l’Est, qui a paradoxalement déporté à l’Ouest son centre de gravité idéologique, a tué le rêve d’une Europe qui fasse contre-poids aux Etats-Unis. Jacques Delors et Michel Rocard ont eu l’honnêteté d’en convenir pendant la campagne référendaire.
Le véritable enjeu – car tout n’est heureusement pas encore joué - est de bâtir un cœur européen capable de progresser dans la voie de l’union politique. Dans un premier temps, il ne devrait guère dépasser les frontières de la zone euro. C’est la reprise de la vieille idée d’une Europe à géométrie variable – un deuxième cercle comportant tous les Etats de l’Union et un troisième des pays associés – qui avait été brillamment exposée par Joschka Fischer en mai 2000 et auquel les dirigeants français n’avaient pas daigné répondre.
Cette solution stratégique laisse toutefois entière la question du contenu du projet européen qui cimenterait cette union politique. Or les antagonismes l’emportent sur les convergences. La construction européenne a longtemps été portée par un compromis historique entre la démocratie chrétienne et la social-démocratie. Or ces deux grands courants, étourdis par le tsunami libéral, traversent une grave crise d’identité. La démocratie chrétienne a disparu du paysage italien et son pendant allemand est au bord d’une mutation radicale. La social-démocratie européenne n’est pas en meilleur état. De plus en plus proche des New Democrats américains, le New Labour britannique s’en est totalement détaché. Le SPD allemand vit les affres de tiraillements internes et de scissions. Et les socialistes français, au-delà de leurs déchirements, restent prisonniers du mythe d’une introuvable « Europe sociale ». Quelles forces sauront redonner vigueur à une aventure européenne menacée de perdre ce qui en faisait le sel ?
Article publié dans la revue Enjeux-Les Echos de septembre 2005.
Je suis assez d'accord avec certains points mais j'ai trouvé les deux premiers paragraphes (volontairement ?) très pessimistes. Le Royaume-Uni n'a presque jamais rien fait pour l'Europe à part aujourd'hui, ce n'est donc pas un grand changement en perspective. Churchill l'a très bien expliqué il y a des décennies de cela, je ne vois pas qui se surprendrait d'un retour en arrière. Il n'y aurait qu'un léger goût amer dans nos bouches, au pire.
Quant à nous, nous savons très bien que la France et l'Allemagne ont besoin vu le piteux état de leurs économies, d'un partenaire privilégié. Je ne vois vraiment pas ces pays s'en sortir en supprimant des accords bilatéraux de grande ampleur. De plus, l'Allemagne, toujours traumatisée par son triste passé, a besoin de la France comme porte-voix sur la scène internationale. Et la France a plus que jamais besoin de ce gigantesque partenaire commercial, peu ambitieux et vieillissant.
"Or point n’est besoin d’adhérer aux dangereuses théories du philosophe Carl Schmitt, réduisant la politique à la définition de l’adversaire, pour observer que l’Europe manque aujourd’hui d’ennemis pour intensifier son unification."
Epineux sujet que voilà. Une nation (ou un groupe de nations) sans adversaire aucun peut-elle continuer de croître ? Je pense que oui. Mais les enjeux politiques devenant moindres, elle perdra en dynamisme et vieillira, au sens propre comme au figuré. A nous de voir si la France veut vieillir et se bonifier tels ses vins ou vieillir et sombrer tel son parti communiste (oubliez, c'était volontairement provocateur). Car pour la première fois de l'Histoire, le spectre d'une guerre est presque, non, EST absent des peurs collectives. Ces peurs sont aujourd'hui toutes autres. Sans doute plus dérisoires diront certains, mais aussi beaucoup plus ankylosantes pour notre société. Le rêve de Jacques Chirac de substituer les guerres d'autrefois en une concurrence économique globale de plusieurs pôles d'influence me semble être une douce utopie. Comment combler ce manque, car il s'agit bien d'un manque, qui n'est pas celui des Hommes, du moins je l'espère, mais des sociétés, qui ont besoin des guerres pour se renouveler. C'est de notre devoir d'européens de trouver la réponse. Je n'ai jamais connu la guerre et j'espère ne jamais la connaître.
La question qui se pose est donc, comment catalyser l'unification de l'Europe alors que l'apparition d'un ennemi qui nous rassemblerait malgré nos divergences semble peu probable ? L'idée proposée est intéressante. Recentrer l'"Europe politique" pour l'unifier semble fondamental. Il n'est pas question d'exclure les nouveaux entrants, mais de leur laisser le temps d'amorcer les changements que nous avons effectué il y a longtemps de cela.
C'est un retour en arrière certes, mais il est EVIDENT que nous sommes allés trop vite dans la construction européenne. Rétrogradons et repassons les vitesses une à une, sans précipitation. (J'ai le discours de Bayrou là, au secours !)
Si nous n'arrivons pas aujourd'hui à parler d'une seule voix avec l'Italie, l'Espagne et l'Allemagne, comment y arriver demain avec les pays de l'Est ? C'est peine perdue. Tentons l'union progressive. Sinon nos tentatives seront vouées à l'échec.
Crousti, optimisto-pessimiste.
Rédigé par : croustibat | 08 septembre 2005 à 01h54
Comme à mon habitude je me trouve des fautes en me relisant... après avoir posté mon message.
Merci de lire "Je suis assez d'accord avec vous sur certains points", entre autres. Et d'une manière générale merci de lire ce que vous liriez si je n'avais pas fait de faute !
Rédigé par : croustibat | 08 septembre 2005 à 01h59
je serais un tant soit peu sur la même longueur d'onde que croustibat.
J'ai aussi la certitude que la machine europe a voulu aller trop vite. Pourquoi ne pas avoir consolider l'union en premier lieu avant de l'étendre tout azimut ?
J'ai tendance à penser (sans doute de manière érronée..) que l'europe s'est d'abord développé sur sa condition de marché économique. Laissant les peuples un peu sur le bord de la route. On a privilégié la technocratie avant l'humain.
Pour ce qui est de la "guerre régénératrice", je dois avouer que cela me laisse perplexe....Je n'ai pas connu non plus de guerre, mais les précédentes ont assez marquées ma famille. Et émettre l'hypothèse que la seule manière de retrouver un dynamisme serait un conflit a de quoi largement effrayer...
Sans compter, que l'on peut considérer que l'on est actuellement en guerre. Un nouveau type de guerre beaucoup plus permitieux que les guerres dites "classiques".
De plus, pour une europe multi-étatique avec ses différents affinités politiques, il serait ardu de trouver un ennemi commun.
L'Irak a justement mis le doigt sur ce problème épineux, donnant lieu à une cacophonie finalement pathétique.
Rédigé par : Imothep | 08 septembre 2005 à 10h02
"Sans compter, que l'on peut considérer que l'on est actuellement en guerre. Un nouveau type de guerre beaucoup plus permitieux que les guerres dites "classiques"."
Je refuse ce concept de guerre contre le terrorisme. Si il est fondé, ce n'est certainement pas en Occident que cette guerre a lieu !
Les américains ont l'impression d'être en guerre car le 11 septembre fut spectaculaire, les attaquant en plein coeur. En sera-t-il de même dans 10 ans ? Rien n'est moins sûr.
"Pour ce qui est de la "guerre régénératrice", je dois avouer que cela me laisse perplexe....Je n'ai pas connu non plus de guerre, mais les précédentes ont assez marquées ma famille. Et émettre l'hypothèse que la seule manière de retrouver un dynamisme serait un conflit a de quoi largement effrayer..."
Pourtant, c'est le triste constat que nous laisse l'Histoire. Mais comme je l'ai dit, pour la première fois, aucune guerre n'est directement envisageable. C'est donc un fait inédit, peut-être que nos sociétés vont réussir à se dynamiser autrement, personne ne le sait vraiment !
Rédigé par : croustibat | 08 septembre 2005 à 12h30
oups autant pour moi croustibat, je n'ai pas été très clair sur le type de guerre, en réalité, je pensais plus à la guerre économique qui fait rage actuellement. Laissant énormément de monde sur le bord de la route et finalement pas mal de victimes économiques.
Autant pour moi, j'aurais du être plus clair dans mon propos.
Rédigé par : Imothep | 08 septembre 2005 à 13h20
Penser son ennemi hors de soi évite de s'interroger sur l'ennemi que l'on héberge en soi, un ennemi qui empêche de bâtir une société plus fraternelle où l'intérêt personnel ne l'emporte pas sur l'intérêt collectif.
Pour bâtir une Europe qui ne soit pas qu'économique, il faudrait valoriser les valeurs, l'éthique que nous partageons, il faudrait investir et communiquer sur ce sujet.
Si les échanges marchands sont aussi prégnants, ce n'est pas pour leur qualité intrinsèque, la part d'investissement consacrée à leur publicité compte pour beaucoup. C'est une lapalissade : on investit dans la publicité pour augmenter la vente d'un produit générant des bénéfices.
Pourquoi nos politiques, hommes intelligents et responsables, n'investissent-ils pas dans l'éthique, dans cette Europe sociale qui ne va pas de soi sans désir, sans volonté forte ?
Ils ne croient pas en retirer des bénéfices. L'industrie n'y voit pas davantage son intérêt.
Et s'ils se trompaient ?
Il faudrait examiner sérieusement la situation et trancher une fois pour toutes en prenant le temps d'écouter chaque voix pour que l'esclavage des uns ne finance plus la liberté des autres.
Rédigé par : NicolasB | 08 septembre 2005 à 19h00
Les Etats ont, au mieux, tenté de créer les conditions propices à la réalisation de l'Europe. Si nous voulons qu'elle se fasse cela se fera par les peuples et non leurs représentants et leurs constructions institutionnelles et reglementaires. Gageons que le rail, ou les coeurs, feront plus pour l'Europe que les hommes politiques de tout poil... La question est donc : sommes nous sûrs de vouloir cette Europe ? Sommes nous capables d'y contribuer, voire de la rêver, d'en faire notre méta nation ?
Rédigé par : blabla | 08 septembre 2005 à 19h08
A mon avis ce scénario est totalement farfelu les Etats-Unis étant en train de devenir le paria du monde, on ne craint rien, de leur part.
DE plus il n'est même pas sur qu'angela Merkel soit élu. Même si elle était elu la droite allemande devenant de plus en plus anti-américaine elle ne ferais pas grand chose.
Sarkozy président , rien n'est moins sur.
Cela risque de faire comme avec Jospin, Balladur au dernier moment les gens ne voteront pas pour lui.
Rédigé par : JLS | 12 septembre 2005 à 20h33
Je trouve très symptomatique que ce post du 7 septembre n'ait suscité que 8 réponses depuis lors quand dans le même temps c'est la ruée sur New-Orleans... Ce qui tendrait à dire cher Eric Dupin, que nous sommes bien mal barrés pour "retrouver l'esprit d'aventure". Dommage, vraiment dommage. Pourquoi donc les français ont-ils voté non ? S'ils n'attendent plus rien de l'Europe que proposent-ils donc d'autre ? Rien ?
Rédigé par : blabla | 13 septembre 2005 à 17h58
Et si l'UE pouvait deja donner du boulot a ses habitants, ca ne serait pas deja une grande reussite ?
Rédigé par : utopiste | 18 septembre 2005 à 18h57
Depuis quand y a-t-il un gouvernement de L'UE chargé de "donner du boulot" à ses habitants ? Ne nous trompons pas d'échelle. L'Europe fut par le passé toujours critiquée pour son manque de pouvoir et de responsabilité. Aujourd'hui on les lui attribue tous.
Rédigé par : blabla | 19 septembre 2005 à 08h36