Introduction du livre
La France identitaire - Enquête sur la réaction qui vient (La Découverte, 2017)
La marée identitaire
« J'ai peur de la libanisation de la France », souffle André Bercoff avec un sérieux qui contraste avec sa coutumière joyeuse humeur. Le prolifique journaliste, auteur d'une quarantaine d'ouvrage, longtemps homme de gauche et ancien ami de François Hollande, est devenu un compagnon de route de la mouvance identitaire. L'itinéraire singulier de cet esprit frondeur offre un exemple parlant du glissement majeur des mentalités en France.
Le camp de ceux qui se sentent « devenir étranger sur leur propre sol », selon l'expression du philosophe Alain Finkielkraut, n'est plus circonscrit à l'extrême droite ou aux électeurs du Front national. Alors très proche des socialistes, A. Bercoff avait publié, en 1983, un livre intitulé De la reconquête, sous le pseudonyme de « Caton » qui fit grand bruit. Il s'y présentait comme une personnalité de droite pilonnant son propre camp. Cette manipulation, ourdie en lien avec l'Elysée, avait reçu le concours d'un jeune conseiller de la présidence de la République, du nom de François Hollande. C'est lui qui s'était exprimé au nom de « Caton » sur les ondes.
Trente ans plus tard, Bercoff publie un livre d'entretiens avec plusieurs personnalités de la mouvance identitaire d'extrême droite comme Fabrice Robert, président du Bloc identitaire, Pierre Cassen, fondateur de Riposte laïque, ou Christine Tasin, présidente de Résistance républicaine. L'ancien journaliste de gauche s'exprime désormais dans un « journal très marqué à droite », comme il le dit lui-même, Valeurs actuelles. Ou sur le site internet créé par Robert Ménard, maire d'extrême droite de Béziers (Hérault), Boulevard Voltaire.
Bercoff n'est pourtant pas le prototype du franchouillard xénophobe. « Je suis une sorte de cosmopolite, russe par mon père, espagnol par ma mère, d'origine juive mais pas du tout pratiquant », s'amuse-t-il. Le journaliste a quitté le Liban à l'âge de vingt-trois ans. « J'ai baigné dans un Liban multiculturel où ça se passait très bien. » Mais « le feu couvait sous la cendre ». L'arrivée massive des Palestiniens dans le pays dans les années 1970 a « ravivé les tensions entre les communautés ». Une longue guerre civile s'en est suivie. « L'exemple du Liban devrait faire réfléchir, le communautarisme agressif de certains réveille les autres ! »
La mondialisation, les mouvements migratoires, transforment les pays européens en poudrières, avertit Bercoff. Le journaliste se réfère au célèbre théoricien de la communication, Herbert Marshall MacLuhan, qui prophétisait, dés la fin des années 1960, que « le tam-tam du village global amène le retour des tribus ». En France, l'immigration de peuplement, consécutive au regroupement familial, décidé par Valéry Giscard d'Estaing en 1976, lui semble à l'origine des problèmes actuels.
Il s'inquiète tout particulièrement de l'état d'esprit de la communauté musulmane. Il se souvient d'une « discussion avec un salafiste de Roubaix ». « Arrêtez de conspuer la France », lui ordonne-t-il. « Vous n'avez rien compris, la France deviendra musulmane et les mécréants devront payer pour les musulmans l'impôt de la jizya », lui fut-il rétorqué. « Les salafistes dominent par la peur. Où sont les musulmans démocrates ? Il n'y en a pas beaucoup, et ils ont peur ! »
Dés lors, Bercoff craint « des retours de bâtons extrêmes que je ne partage pas ». Il serait plus que temps de sévir. « On ira vers la guerre civile si on ne sanctionne pas fermement le non-respect de nos lois. » C'est ainsi que l'ancien journaliste d’Actuel, tout en rejetant le « racialisme ethnique », se trouve de nouveaux compagnonnages politiques : « Les identitaires, je ne partage pas leurs idées, mais je pense qu'il est bon qu'ils existent face à l'islamisme conquérant ».
D'une toute autre manière, le livre de Géraldine Smith, « Rue Jean-Pierre Timbaud – Une vie de famille entre barbus et bobos », est également révélateur d'une évolution des mentalités. La journaliste raconte ses déconvenues dans ce quartier populaire parisien finalement quitté pour les Etats-Unis avec son mari, lui aussi journaliste et possédant la nationalité américaine. Son enthousiasme de vivre le « multiculturalisme » a progressivement cédé la place à la déception puis au sentiment de se « sentir mal à l'aise » dans un quartier où l'islam intégriste était de plus en plus présent. En conclusion, Smith reconnaît s'être « trompée » sur l'intégration inévitable des populations d'origine immigrée, sur les vertus d'une « tolérance sans bornes » à l'égard des particularismes culturels ou encore en confondant la « coexistence » de populations diverses avec le « vivre ensemble ».
Les attentats terroristes de 2015 et 2016 ont indéniablement fait bouger les lignes. « Le discours a changé, la gauche olfactive est un peu réduite », se réjouit Elisabeth Lévy. La directrice de la rédaction du magazine Causeur, qui se dit « identitaire au sens où je crois à l'identité française », se sent moins isolée lorsqu'elle défend ses positions. « Cela a bougé à RTL, parfois je suis quatre ! Et il arrive même à Laurent Joffrin de faire du Causeur », s'amuse-t-elle. Le fond de l'air est incontestablement plus identitaire.
« On est chez nous ! »
« On est chez nous ! » Le slogan le plus prisé dans les meetings du Front national résume bien l'angoisse identitaire qui saisit ses électeurs et ses militants. Devenu la première force électorale du pays, avec 27,7% des suffrages exprimés lors du premier tour des élections régionales de 2015, le FN est le principal vecteur politique de la mouvance identitaire. Le rejet de l'immigration et la crainte d'une « islamisation » de la société française demeurent les moteurs principaux de sa dynamique politique, même si la formation présidée par Marine Le Pen s'efforce également de capitaliser les mécontentements sociaux par une orientation très critique à l'égard du libéralisme économique.
Par rapport à l'époque de Jean-Marie Le Pen, le discours du FN a même sensiblement évolué dans un sens plus clairement identitaire. La xénophobie et l'antisémitisme du fondateur du parti d'extrême droite, hérités de l'histoire de ce courant politique, ont laissé la place à une critique plus culturelle, mais tout aussi virulente, ciblant l'islam au nom de ses dérives. Le FN se veut désormais surtout le défenseur d'un mode de vie français en ce qu'il serait menacé par une population musulmane excessivement attachée à ses particularismes.
La question identitaire n'en fait pas moins débat, on le verra dans cet ouvrage, au sein même de la formation d'extrême droite. Désireuse d'élargir son espace politique et de rassurer l'électorat dans la perspective d'une prise du pouvoir, Marine Le Pen défend une ligne assimilationniste et « républicaine ». Ce n'est pas le cas de sa nièce Marion Maréchal-Le Pen, qui n'hésite pas à reprendre la thèse du « grand remplacement » de l'écrivain Renaud Camus, annonciatrice d'une fatale prédominance, en France, des populations d'origine immigrée.
Or le FN subit la pression de groupes militants identitaires très minoritaires en son sain mais fort actifs et souvent bien formés politiquement. Nous irons à la rencontre des militants de Génération Identitaire, le groupement le plus important de cette mouvance, qui sert aussi d'école de cadres à l'extrême droite.
La galaxie identitaire utilise encore avec talent l'internet et les réseaux sociaux pour diffuser sa vision très particulière du monde. Le site Français de souche, animé par Pierre Sautarel, fait ainsi figure de vaisseau amiral de cette mouvance sur le net. Elle s'exprime aussi sur d'autres sites très fréquentés comme Boulevard Voltaire ou Novopress, fondé par Fabrice Robert, longtemps président du Bloc identitaire.
Au-delà de ces noyaux militants et idéologiques, la complainte identitaire est relayée par tout un groupe de journalistes ou d'intellectuels influents. Ivan Riouffol et Eric Zemmour, chroniqueurs au Figaro, se sont construits des succès de librairie sur ces thématiques. Notre enquête nous conduira aussi vers le philosophe Alain Finkielkraut, qui n'en finit pas de déplorer « l'identité malheureuse » de la France, et auprès d'Alain de Benoist, le penseur de la Nouvelle Droite qui a conceptualisé un « ethno-différentialisme » dont s'inspirent toujours les identitaires.
Elle nous mènera aussi dans le Gers où réside l'écrivain Renaud Camus, ancienne figure de la gauche homosexuelle, devenu le dénonciateur virulent d'un « Grand remplacement » – l'expression est de lui – qui substituerait au vieux peuple blanc et chrétien de France un nouveau peuple, originaire des divers régions d'Afrique, et essentiellement de confession musulmane.
Pour autant, la question identitaire percute l'ensemble du champ politique français comme l'ont prouvé les préliminaires de la campagne présidentielle de 2017. La droite est la première touchée par cette thématique. Longtemps à l'aise avec l'identité nationale, qu'elle opposait à la conscience de classe défendue par la gauche, elle se trouve aujourd'hui tiraillée entre des approches antagonistes. La compétition entre Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, qui a dominé la campagne de la primaire de la droite et du centre, s'est pour partie cristallisée en une opposition entre l'« identité heureuse » souhaitée par l'ancien premier ministre et la surenchère identitaire pratiquée par l'ancien président de la République.
A gauche, l'enjeu identitaire divise tout autant. Non seulement ce camp n'a jamais été très à l'aise avec cette question, mais les ratés de l'intégration comme l'affirmation d'un islam politique y ont fait surgir des réponses fortement antagonistes. Aux tenants d'une intégration et d'une laïcité républicaine exigeantes s'opposent de plus en plus radicalement les partisans d'une société « inclusive » qui respecte les différences culturelles. L'ombre portée du terrorisme, revendiqué au nom de l'islamisme, durcit encore les positions de chacun.
De Trump au Brexit, en passant par l'Europe
La fièvre identitaire qui saisit la France est tout sauf une maladie isolée. Ce livre ne traite que du cas hexagonal mais les phénomènes qu'il explore se retrouvent, chacun à sa manière, dans bon nombre de pays occidentaux. Les militants identitaires français se réfèrent, au demeurant, fréquemment à des dirigeants étrangers qu'ils admirent, avec une prédilection, ces derniers temps, pour l'Américain Donald Trump ou le Hongrois Viktor Orban.
Aux Etats-Unis, le candidat victorieux de l'élection présidentielle du 8 novembre 2016 s'est imposé en exploitant sans vergogne le trouble identitaire des « petits Blancs » : 82% de ses électeurs sont « caucasiens » et 57% des Blancs sans diplôme universitaire. D'après les projections démographiques du Bureau américain du recensement, les minorités hispaniques, asiatiques et noires deviendront majoritaires en 2040. D'ores et déjà, moins d'un nouveau-né sur deux est issu de parents « blancs ». « L’identité anglo-saxonne protestante blanche des USA est en train de mourir, et ceux qui la représentent commencent à peine à s’éveiller », s'alarme le militant de Génération Identitaire Bastien Rondeau-Frimas dans une tribune souhaitant la victoire de Trump aux Etats-Unis. Le spectre du « grand remplacement » hante aussi certains courants de la droite américaine.
« À l’instar d’Orbán [le Premier ministre hongrois] et d’autres populistes conséquents, Trump a clairement conscience qu’il est le dernier rempart d’une Amérique blanche contre les remplacistes de l’Emerging Democratic Majority (la majorité démocratique émergente, socle électoral du Parti démocrate composé de minorités visibles, de jeunes diplômés et de Noirs américains) », analyse, pour sa part, le royaliste identitaire Aristide Leucate.
Le petit comité de soutien français au milliardaire républicain était d'ailleurs dirigé par des proches du mouvement identitaire comme son président Georges Clément, qui avait participé aux « Rendez-vous de Béziers » organisés par le maire de cette ville, Robert Ménard. On ne sera enfin pas surpris qu'André Bercoff, seul journaliste étranger à avoir rencontré Trump pour un entretien, n'hésitait pas à louer son absence de « double langage ».
Le référendum par lequel 51,9% des Britanniques ont décidé, le 23 juin 2016, de sortir de l'Union européenne fournit une autre illustration de la vivacité actuelle des réflexes identitaires. L'ancien dirigeant du FN Bruno Mégret a salué « une nouvelle et puissante manifestation populaire de rejet de la classe dirigeante et de l’idéologie qu’elle véhicule, la revendication identitaire face au danger migratoire ayant sans doute été le facteur le plus déterminant du vote pour la sortie de l’Europe ». Le rejet de l'immigration et de la libre circulation des personnes a été, de l'avis de la plupart des observateurs, l'ingrédient principal de la victoire du « non » à cette consultation. On sait que le FN s'est vivement félicité du vote britannique, faisant miroiter à son tour un « Frexit ». Les fragilités de la construction communautaire, mises également à l'épreuve par la question brûlante des réfugiés, renforce les réactions identitaires dans plusieurs pays européens.
La Hongrie est un autre haut lieu de résistance identitaire. L'hostilité farouche de son Premier ministre, Viktor Orban, aux réfugiés est applaudie avec enthousiasme par cette mouvance. « Tous les terroristes sont fondamentalement des migrants », a-t-il déclaré pour la plus grande satisfaction de Fabrice Robert, président du Bloc identitaire. L'homme qui a construit un mur à la frontière orientale de la Hongrie est aussi populaire, dans ces cercles, que celui qui projette d'en bâtir un au sud des Etats-Unis . Le Jobbik, parti hongrois d'extrême droite, suscite, pour sa part, des sentiments mélangés dans les milieux identitaires. Cette formation ultra-nationaliste, qui a recueilli 20,2% des voix aux élections législatives de 2014, éveille parfois chez eux de la méfiance en raison de son acceptation de l'islam au nom du traditionalisme.
Dans les rangs du FN comme dans ceux des groupes identitaires, le FPÖ (Parti de la liberté) autrichien, devenu une grande formation nationaliste, fait au contraire figure de modèle. La très courte défaite de son candidat à l'élection présidentielle, le 22 mai 2016, a ainsi été commentée, le lendemain sur Twitter par Damien Rieu, l'un des principaux dirigeants de Génération Identitaire : « On a perdu l'#Autriche... il nous reste le #Brexit et.. #Trump ! »
D'autres formations politiques lèvent l'étendard identitaire un peu partout en Europe. En Suisse, c'est la mal nommée « Union démocratique du centre » (UDC), très hostile à l'immigration et à l'islam, qui occupe ce créneau. Un parti qui n'a pas obtenu moins de 29,4% des suffrages suisses aux élections du Conseil national de 2015.
L'Allemagne, secouée par les nombreuses arrivées de migrants à partir de 2015, voit s'étendre l'influence d'un autre parti clairement identitaire, L'Alternative pour l'Allemagne (AFD). Créée à l'origine pour s'opposer à l'euro, cette formation a évolué vers une opposition radicale à la politique migratoire d'Angela Merkel qui lui a valu plusieurs succès électoraux. L'AFD a obtenu plus de 10% des voix dans les quatre Landers qui ont voté en 2016, culminant à 20,8% dans le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale. Ses succès ont marginalisé Pegida, un mouvement d'opposition aux migrants, très prisé par les identitaires français, qui avait organisé de vastes manifestations de rue, essentiellement dans la partie orientale de l'Allemagne.
En Belgique, c'est le Vlaams Belang qui occupe le créneau identitaire. Ce parti nationaliste flamand fait également de l'immigration son cheval de bataille. Après avoir dépassé les 10% de voix aux élections à la chambre des représentants au milieu des années 2000, le Vlaams Belang a chuté à 3,7% lors du scrutin de 2014.
En Italie, enfin, c'est de la Ligue du Nord que les identitaires français se sentent le plus proches. Là encore, ce parti régionaliste a, dans la dernière période, durci ses positions sur l'immigration comme sur l'islam. La Ligue au pouvoir en Lombardie s'oppose, par exemple, à la construction de nouvelles mosquées. En 2012, lors d'une convention du Bloc identitaire, un député européen italien de ce parti, Mario Borghezio, s'était fait acclamé en lançant : « Vive les Blancs de l'Europe, vive notre identité, notre ethnie, notre race ! »
Les mouvements identitaires français se gardent bien de lancer des mots d'ordre aussi crus. Ils s'efforcent d'éviter de prêter le flanc à l'accusation du racisme, qui tombe sous le coup de la loi en France. Ce livre se propose d'explorer cette mouvance dans sa diversité, des noyaux militants radicaux aux influences intellectuelles de ceux pour qui le combat politique s'organise autour d'une identité menacée. L'objet de ce livre n'est pas de dénoncer un courant de pensée et d'action clairement situé à l'extrême droite. Il s'agit plutôt de tenter de comprendre pourquoi et comment des idées aussi minoritaires sont parvenues à s'imposer dans le champ politique. Et peut-être aussi d'inciter le lecteur à s'interroger sur la manière d'aborder une question identitaire qui, aussi susceptible de se transformer en piège soit-elle, ne pourra être esquivée.
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